Corine Pelluchon : «La cause animale est la cause de l’humanité»
Selon la philosophe, la sensibilité des animaux en fait des individus qu’il faut cesser d’exploiter et de considérer comme des objets. Nous devons adopter une vision politique afin d’inscrire la logique animale dans l’évolution des sociétés et ainsi retrouver notre âme perdue.
Après s’être interrogée dans les Nourritures (Seuil, 2015) sur les raisons qui font que, confronté à une crise environnementale majeure, l’homme ne modifie pas son comportement et n’intègre pas ces questions dans le jeu politique et la démocratie, Corine Pelluchon se lance dans un Manifeste animaliste, sous-titré «Politiser la cause animale» (Alma Editeur). Philosophe, professeure à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée, elle est soucieuse de son indépendance et n’a pas signé le manifeste du Parti animaliste, évitant ainsi de se mettre dans les pas de Karl Marx et son Manifeste du Parti communiste. Mais l’intention est bien là : donner les clés pour faire entrer la question animale en politique en élargissant l’humanisme à l’animal.
Pourquoi s’intéresser aux animaux en tant que philosophe ?
Depuis l’Antiquité, la question animale est stratégique. Les humains se sont distingués des animaux pour cerner ce qu’ils pensaient avoir en propre : la raison, le langage articulé. Pour moi, nos rapports aux animaux sont le miroir de ce que nous sommes devenus. Le système actuel de production de la viande reflète une société fondée sur l’exploitation sans limite des autres vivants. Le profit commande la réduction constante des coûts de revient, au mépris des animaux et du sens du travail humain. La dénonciation des conditions actuelles de vie et de mort des animaux s’inscrit dans un contexte plus large, lié à la critique d’un modèle de développement générateur de contre-productivités (sur le plan social et environnemental) et à une réflexion sur ce que pourrait être une société plus juste, dans laquelle les règles ne seraient pas déterminées pour le seul bénéfice des humains et même d’une minorité de personnes. Enfin, l’exploitation des animaux dans ces conditions et à cette échelle suppose une occultation de la réalité. Si les associations de défense des animaux, comme L214 et d’autres, ne montraient pas ce qui se passe dans les élevages intensifs et les abattoirs, le public penserait que la viande est produite sans causer de souffrance. La question animale est aujourd’hui l’un des volets de la remise en question d’un système que l’on peut appeler capitaliste, à condition qu’on ne le réduise pas à l’opposition entre patronat et salariés. Fondé sur l’exploitation illimitée des autres vivants, de la nature et même des nations par d’autres nations, il dégrade l’humain. Nos rapports aux animaux révèlent ce que nous acceptons de faire à des êtres qui sont différents de nous mais qui nous ressemblent aussi beaucoup, en raison de leur sentience – c’est-à-dire de leur capacité à ressentir la douleur, le plaisir ou la souffrance.
Où se trouve la limite qui veut que l’on respecte la douleur des êtres sentients ?
Un être sentient ressent des émotions, la joie, la peine ou la peur, de manière subjective ; c’est un soi vulnérable, un être individué, qui vit sa vie à la première personne. Il y a quelqu’un derrière la fourrure ou les plumes. L’animal n’est pas seulement un patient moral, qui aurait des droits mais resterait passif. C’est aussi un agent moral qui peut communiquer ses préférences et ses intérêts. Les plantes ont une sensibilité, elles subissent des dommages, mais on ne peut pas en parler comme des êtres sentients – ce qui ne veut pas dire qu’on peut en faire n’importe quoi. Le rapport aux plantes est un rapport de respect : elles ont aussi une valeur non instrumentale, mais on emploie le mot «justice» à propos des êtres sentients dont les intérêts devraient entrer dans la définition du bien commun. Pour que les animaux aient des droits, il faut que les humains les formulent. Cependant, le point de départ de ces droits, ce n’est pas notre point de vue mais l’agentivité des animaux. Leur existence nous oblige et pose des limites à ce que nous pouvons faire d’eux, à nos usages des ressources.
Faut-il supprimer toute idée de hiérarchie ?
Parler de hiérarchie signifie que telle espèce est supérieure à telle autre. Or, comme le dit Montaigne dans l’Apologie de Raimond Sebond, au Livre 2 des Essais, chaque espèce peut considérer que, de son point de vue, elle est supérieure aux autres. Certes, la vie de votre animal n’a pas la même importance que la vie de votre épouse. Mais, au lieu de parler de hiérarchie, il vaut mieux parler d’altérité. Il y a une hétérogénéité des accès au réel et des différences considérables entre les animaux. Il y en a aussi beaucoup avec lesquels nous n’arrivons pas à communiquer, comme les insectes, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’éprouvent rien. Enfin, seuls les humains peuvent être responsables des autres espèces et se sentir appartenir à une communauté plus large que celle de leurs proches et de leurs contemporains. On peut parler des animaux comme des sujets politiques, mais ce ne sont pas des citoyens pour plusieurs raisons que j’explique dans mon livre. Quand le philosophe australien Peter Singer (1) dénonce le spécisme, il dénonce l’injustice due au fait que seuls les intérêts des humains sont pris en compte et que les animaux sont de simples moyens au service de nos fins. Pour les non-spécistes, les animaux comptent, mais l’égalité de la prise en compte des intérêts des humains et des non-humains n’implique pas l’égalité de traitement.
Les droits des humains sur la planète sont loin d’être respectés. Pourquoi faudrait-il aujourd’hui s’intéresser au sort des animaux ?
Cela n’a plus de sens d’opposer le non-spécisme et l’humanisme. L’amélioration de la condition animale sera le fruit d’un humanisme rénové. C’est en partant des humains qu’on protège les animaux et la planète, parce que nous sommes ceux qui créent les plus grands dommages, mais aussi parce que la justice envers les animaux et le volontarisme politique qu’elle exige supposent une évolution morale et une transformation du sujet, qui sont en cours et qu’il s’agit d’accompagner. On ne dira jamais assez ce que l’on doit à la tradition des droits de l’homme. On doit cependant les réinterpréter et reconfigurer les grandes catégories éthiques et politiques à l’aune des défis actuels, comme on le voit avec le principe de non-nuisance : les dommages à autrui ne concernent plus seulement nos contemporains et les générations futures vont subir des pertes irréversibles. S’agissant de la question animale, Claude Lévi-Strauss disait, à la fin du Regard éloigné (2), dans un texte intitulé «Réflexions sur la liberté», que les droits fondés sur l’individu atteignent une limite quand ils mettent en danger la survie d’une autre espèce. Moi, je ne parle pas seulement de la biodiversité, mais aussi des animaux comme êtres vivants. Mettre une poule pondeuse dans une cage où elle n’a pas de place pour étendre ses ailes, c’est nous octroyer une souveraineté absolue sur un être dont les besoins limitent notre droit d’en user comme bon nous semble. Cette souveraineté absolue ne se fonde nulle part, surtout pas sur la Bible. L’accent n’est pas placé ici sur le statut moral et juridique des animaux, mais sur ce qui est en jeu dans la maltraitance animale. Chaque année, environ 140 milliards de mammifères sont tués sur Terre pour leur chair, et je ne parle ni des poissons, ni de l’expérimentation, ni de la fourrure, ni de la captivité. Nous perdons notre âme en agissant ainsi.
A partir de quel moment l’humain, qui a toujours mangé des animaux étant lui-même omnivore, perd son âme ?
On perd son âme avec ce système de production qui impose l’idée que tout se ramène à une valeur marchande. On a perdu son âme quand on refuse de voir ce qui se passe et que, pour justifier l’injustifiable, on utilise des stratégies de rationalisation et de minimisation du mal, comme lorsqu’on dit que les canards gavés ou le taureau supplicié ne souffrent pas. J’ai écrit ce livre pour dire que la cause animale est la cause de l’humanité. Elle nous concerne tous, quelles que soient les conséquences que nous en tirons à titre personnel. Il importait aussi de l’inscrire dans l’histoire en montrant qu’il s’agit d’un mouvement irréversible. Enfin, il fallait dire pourquoi il est temps de la politiser et comment le faire. En éthique, on peut être pur, mais en politique, il faut trouver des accords sur fond de désaccords. Ces derniers sont énormes en raison des intérêts économiques en jeu. Je suis philosophe politique ; j’ai donc essayé de proposer quelque chose qui nous fasse avancer, tout en tenant compte du pluralisme démocratique. Pour cela, il fallait s’adresser aux politiques et à ceux qui vivent de l’exploitation animale. La stratégie à court terme que je mets en place indique quelles pratiques peuvent être supprimées dès maintenant et pourquoi cela peut faire l’objet d’un accord raisonnable. Il s’agit aussi d’opérer certains changements nous mettant déjà sur une trajectoire permettant de promouvoir à plus long terme une société juste envers les animaux.
Vous appliquez aux animaux la stratégie de Lincoln pour abolir l’esclavage…
Je ne dis pas que les animaux sont comme les anciens esclaves, mais je dis que Lincoln a eu une stratégie dont les animalistes pourraient s’inspirer. En 1862, il a proposé aux esclavagistes du sud des Etats-Unis un plan d’émancipation progressive, avec un délai de trente-sept ans et une compensation financière leur permettant de renoncer à l’esclavage sans se ruiner. Ce plan n’a pas été adopté, la guerre de Sécession a continué et, après l’assassinat de Lincoln en avril 1865, le treizième amendement qui abolit l’esclavage a été adopté en décembre de la même année. Toutefois, cette stratégie et l’idée de défendre une cause qui divise encore mais va dans le sens de l’histoire, tout en essayant de maintenir l’unité d’un pays, sont précieuses. Je recommande une aide financière et logistique pour que les acteurs de la filière animale se reconvertissent. Il importe aussi d’encourager les innovations dans l’alimentation et les alternatives à l’expérimentation animale. La transition, l’innovation et la reconversion sont les mots-clés de ce manifeste.
Le livre s’appelle Manifeste animaliste, il aurait pu s’appeler Manifeste du Parti animaliste ?
Je soutiens le Parti animaliste mais je ne suis membre d’aucun parti. Dans ce livre, j’ai condensé ma réflexion pour qu’elle soit accessible à un large public, mais je m’appuie sur ce que j’ai fait avant, notamment dans les Nourritures. Il me semblait nécessaire d’écrire un texte qui fasse entrer cette question en politique de manière claire et, si possible, généreuse. La cause animale est la cause de ma vie. Quand on prend conscience de la souffrance infligée aux animaux, on souffre beaucoup. Cette douleur ne s’atténue pas avec le temps, mais il faut la transformer en engagement. Pour cela, il est important d’avoir fait la paix avec soi-même et avec autrui. Sinon on bascule dans la tyrannie du bien.
(1) La Libération animale, 1975. Nouvelle édition Petite Bibliothèque Payot, 2012.
(2) Editions Plon, 1983.